mercredi 28 décembre 2011

Nature morte- Françoise Dupuy


Jean Baptiste Moreau est un  peintre connu des années 30, habitant rue Delambre et festoyant chaque soir au  Dôme ou à la  Coupole avec ses copains les Fauves , Derain , Vlaminck , Rouault et Van Dongen , aux frais des plus aisés ou généreux ..
Ils passent leurs nuits à boire et refaire le monde, leurs jours à peindre et payer  les modèles .

Et puis le dégoût le prit , un jour , après les avoir croqués à gogo ces seins, ces ventres , ces fesses : les femmes menues , les charnues , les plates , les rebondies . Et son bon argent qui partait dans leurs mains   Il s’en ouvrit à son copain Chaim Soutine qui lui dit : moi c’est pareil , et pour ne pas payer d’atelier ni de modèle j’ai trouvé la solution : je vais chaque jours aux abattoirs de Vaugirard et je dessine des carcasses éventrées de bœufs entiers . Les bouchers sont des types étonnants avec leurs blouses pleines de sang et leur calot sur les cheveux pour caler le haut de la carcasse qu’ils transportent. Je les croque aussi.

Chaim et Jean Baptiste allèrent un beau matin en ce lieu de mort et de sang répandu, de vie et de grands rires . Chaim fait des croquis des bouchers qu’il échange ensuite contre deux trois beaux morceaux.

Jean-Baptiste , petit bourgeois bourguignon , ne put même pas entrer dans cet enfer rouge . Il vomit sur le seuil et honteux se sauva au plus vite .
Il courut tant et tant qu’il tomba le nez sur l’ étalage d’une charrette des quatre saisons place d’Aligre  .  Ah ! Ces odeurs ! de choux , de poireaux de carottes , de tomates mures et de terre fraîche ....  il est au paradis .  C’est décidé il ne mangera plus de viande , ne touchera plus de femmes .   Il va peindre des légumes. Il aura  de quoi se payer les plus beaux , à la place des modèles .
Serrant dans ses bras ses achats rentre l’ atelier le cœur battant .
_ Rhabille-toi dit-il à Manon qui l’attend , et ne reviens jamais .
Il installe alors une “nature morte”  tout en croquant quelques radis , et une branche de cèleri qui dépare la composition qu‘il voudrait parfaite
Mais la tomate ne fait que glisser , alors ce sera sans tomate .  Et ce chou qui roule et ne tient pas en place ...
- Merde à la fin, tenez-vous tranquilles , ou je vous épluche , je vous croque , je vous cuis , je vous soupe , je vous mange .  Un silence boudeur lui répond .
-Ah mais j’ai trouvé : il manque les pommes de terre pour baser le tout . des Belles de Fontenay , des Amandines des Rates ou des Touquet .  Il en
prend cinq ou six , les cale au pied de l’édifice . Enlève le chou et les
poireaux . C’est plus joli ,  ajoute un poêlon en terre dont la couleur  se marie avec tous ces verts et les pommes de terre .  Voilà .

Il prépare sa toile , ses pigments et attaque  comme un fou un espèce de
tableau de rien du tout , trop de terre de Sienne , trop de vert anglais ou Véronèse . C’est un vrai barbouillis . Il sent son savoir s’envoler  et regrette un peu les fesses si bien connues de Manon et Victoire ses modèles .

Tout à coup il sursaute : les germes des patates ... il a oublié de peindre les germes des patates . C’est joli des germes de patates : c’est rose, c’est mauve , c’est violet . 
Il y va de bon cœur ... mais le tableau maintenant ressemble à un champ d’iris .  Il rage et tempête ....   puis fait chauffer de l’eau pour cuire les touquettes. Bien fait pour elles : cuites à l‘eau de Paris , ces pimbèches .

Il ajoute alors les poireaux qui se fanent en silence , les pois qui roulent les tomates , et  le chou coupé en quatre .
Il attend calmement Chaim qui va revenir avec les  morceaux de viande qui donneront bon goût à cette ratatouille .

Sans le savoir il vient d’inventer le  « pot au feu du peintre »  traditionnel fait avec les légumes des natures mortes que vous admirez tous , un jour ou l’autre,  au Louvre ou ailleurs …dès qu’ils sont morts nos chers peintres.

Son tableau “ Patates douces “ fera  un tabac au Salon des Indépendants en 1935 , et fut imité : c’est la rançon du succès . 

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