mercredi 25 janvier 2012

L'embarquement pour Achères- Arlette Millard


Habitué de voler de victoires en victoires auprès des filles, Aurélien se trouvait depuis quelques jours dans un état qui lui était jusqu’alors inconnu. « Je suis malheureux comme les pierres » se disait-il en prenant le RER à Saint-Germain-en-Laye, « expression idiote car les pierres sont indifférentes, comme cette fille au béret noir qui monte au Pecq tous les matins et ne m’a même pas jeté un regard ».
Quand Aurélien montait dans le RER, il y trouvait une belle assemblée de travailleurs et d’étudiants, les uns avec la mine ahurie et plombée que donne une nuit trop courte, les autres tout excités par les possibilités des aventures offertes par ce voyage de Saint-Germain à Paris. En effet, après avoir laissé –à regret- les verts gazons du Vésinet, les cossus pavillons de Chatou et la gare suspendue de Rueil, on est surpris et plus encore charmé par la belle sinuosité de Courbevoie, la courbe la plus poétique de la région parisienne ; On atteint enfin les trois Nanterre, Nanterre-Ville dont à vrai dire on ne peut dire grand chose, Nanterre Université où se forment les meilleurs cerveaux des Yvelines et Nanterre Préfecture avec ses barres d’immeuble d’où, des étages les plus élevés, le regard se porte sur les admirables couchers de soleil de la forêt de Saint-Germain.
Jusqu’à ce jour, Aurélien s’amusait à regarder les jeunes femmes fort jolies qui, venant de se jeter hors du lit, achevaient leur maquillage dans le train, lissant du doigt leurs sourcils, recourbant leurs cils et terminant leur bel ouvrage par une touche de lip-gloss sur leurs lèvres. Mais leur coquetterie n’intéressait plus Aurélien depuis le jour où, au Vésinet-Le Pecq était montée la fille blonde au béret noir.
La belle indifférente n’avait pas eu un regard pour Aurélien.
Pourtant la chance sourit à Aurélien : une place se libéra en face d’elle ; le garçon s’y précipita et pour la première fois, les yeux de la jeune fille se levèrent sur lui mais ce fut si rapide qu’il ne put en distinguer la couleur.
Ce regard suffit à le tenir éveillé toute la nuit. Héla, le lendemain, la fille au béret noir avait chaussé des lunettes noires. Le jour suivant, il pleuvait à verse mais Aurélien en portait aussi. Ils se retrouvèrent debout l’un en face de l’autre et ce n’est qu’à Rueil-Malmaison qu’ils retirèrent leurs lunettes en éclatant de rire. Ses yeux étaient du noir le plus profond. « Ce charme, il prit âme et corps – Et dispersa tous efforts ».
« Je m’appelle Nucera,  et vous » ?
Après le si tendre aveu de leurs prénoms, Aurélien et Nucéra ne se quittèrent plus des yeux et bientôt ne se quittèrent plus des mains, mains dans lesquelles Aurélien fit passer un billet doux où il était question d’un possible voyage à Achères Grand- Cormier.
Jusqu’à ce jour, Nucéra n’avait guère fréquenté que la ligne Le Pecq – Paris et Paris-Le Pecq. Elle sentit battre son cœur et s’élargir son horizon. Depuis son enfance, ce nom mythique lui évoquait tantôt une tour médiévale d’où jaillissaient des vols de noirs corbeaux, tantôt un vaste plan d’eau noyé de brume, tantôt un dix-cors jeunement dont les ramures se mêlaient aux plus hautes branches des chênes.
Tant d’imagination amusa Aurélien qui lui apprit que le cormier était un arbre magnifique, l’orgueil d’Achères, un géant sous lequel, autrefois, des druides avaient jeté leurs oracles pleins d’inanités sonores.
Ils s’en furent donc à Achères un dimanche matin en passant par Nanterre Préfecture où ils descendirent, le wagon ayant ouvert ses portes sur le quai noir et glacé qui conduisit leurs pas vers l’escalier funèbre emprisonné entre deux murs ; tels Orphée et Eurydice, ils montèrent sans se retourner  vers la lueur encore blafarde de la gare, lumière infime mais qui laissait entrevoir comme une espérance insensée et un paradis à venir, les marches luisantes et douces d’un escalier roulant jusqu’à l’autre niveau d’un autre quai où un nouveau train venait d’aborder pour un nouvel embarquement.
Le Grand Cormier avait assisté aux tristes litanies de druides barbus, aux repas champêtres de familles nombreuses et bruyantes, aux libations d’ivrognes locaux mais jamais à la fête d’amants aussi passionnés.
Il fallut bien rentrer et prendre le chemin de Saint-Germain par les bords de la Seine. Nucéra avait faim mais point d’auberges ni de cafés en vue.  Aurélien aurait du prévoir un pique- nique, au moins des sandwiches, au moins des cacahuètes, ronchonnait-elle …la faim la rendait nerveuse, maussade et dévoilait un assez mauvais caractère qu’Aurélien découvrait avec tristesse.
Silencieux, ils marchaient l’un derrière l’autre depuis un bon moment quand ils aperçurent la voile blanche d’un dériveur dont le propriétaire était prêt à larguer les amarres. Nucéra, qui avait reconnu un très beau moniteur rencontré l’été dernier aux Glénans, descendit en courant sur la berge. Il s’en suivit des retrouvailles entre les deux amis, des embrassades chaleureuses …, puis, observa Aurélien, ils montèrent sur le petit voilier, le foc se remplit d’un vent léger et il les vit partir vers l’estuaire de la Seine, vers la mer, jusqu’à d’hypothétiques îles désertes riches d’illusions et de noix de coco.
Assis sur le sable de la berge, Aurélien se mit à écrire ce poème que je me hâte de vous révéler avant que le sillage d’une péniche lourdement chargée ne génère la vague qui viendra l’effacer :


ACHERES GRAND-CORMIER


Le soleil sous le Grand Cormier
Tremble et scintille
Et tes yeux larges, extasiés,
Sont noirs et brillent.

Mon Dieu, que la vie est facile
Quand de Nanterre
On laisse toutes les villes
Pour l’île de Cythère

Comment viendrais-je à oublier
Ces blancs ruisseaux de Canaan
Qui jaillissent du Grand Cormier
Irradiant nos gestes d’amant.

Nos ombres enlacées, ma chère
Se sont à jamais séparées,
Nous n’irons plus au Grand Cormier
Ni sur les quais si blancs d’Achères.

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