Journal
Intime
Dimanche
20 heures
Le
dimanche, un jour qui détraque la semaine, je cours pour une
chevauchée fantastique à Vincennes. Au bord de la piste tout mon
corps vibre à l’unisson de cette ambiance qui m’électrise. Je
tape du pied d’impatience en attendant le signal du départ, les
yeux rivés sur la multitude de couleurs des casaques et des toques,
je retiens mon souffle pour mieux crier à l’arrivée de joie ou de
déception. Un vrai spectacle vivant avec en plus, aujourd’hui, un
gros cigare devant un gros monsieur qui n’a pas eu le réflexe de
retenir son « haut de forme ». Le vent le lui a volé. Je
ris, lui aussi en suivant mon doigt pointé sur ma toque piquée de
camélias blancs restée, bien ajustée, sur ma tête. Je lui adresse
un signe de la main avant de m’éclipser rapidement. Le spectacle
est terminé. J’ai perdu quelques sous.
Lundi
18 heures
Je
vais encore dépenser quelques sous ! Mon manteau, mon chapeau,
mes gants, un fiacre hélé, je suis au « Bon Marché ».
L’entrée y est libre. On peut y faire des emplettes tout à son
aise, effleurer les satins soyeux, les velours si doux, faire couler
la soie entre ses doigts, admirer la transparence des voiles, essayer
des chapeaux grands, petits, sages, drôles, faire des grimaces
devant les glaces, glisser d’un pas de patineuse entre les rayons.
Un vrai paradis. J’ai enfin déniché la paire de gants qu’il me
fallait. Quel travail ! Je rentre épuisée de ma journée.
Mardi
23 heures
Tout
Paris court à l’opéra le mardi. Donc, ce soir, j’ai assisté à
la représentation de Boris Godounov. Un peu long, un peu bruyant,
bref une soirée qui aurait pu être ennuyeuse si ce n’était mon
voisin de fauteuil, arrivé en retard et qui, pour se faire
pardonner, m’a offert une coupe de champagne au foyer. En se
retirant il a même effleuré de ses lèvres ma main. J’ai souri.
Nous devons nous revoir la semaine prochaine. Les aiguilles de la
pendule marchent vers minuit. Des pensées dansent dans ma tête,
pareilles aux petites bulles dans le verre. Je vais rêver
Mercredi
9 heures
Sur
le rebord en zinc de la fenêtre une goutte de pluie tombe de seconde
en seconde, lourde et régulière. Dans une robe de moinillon
blanche, je regarde la couleur du temps. Gris, il est gris. Un temps
à rêver, à lire, à écrire, à caresser le piano avec les
« rêveries de Robert Schumann ». Coulée dans le fond
moelleux de mon fauteuil je parcours le « Figaro ».
Tiens, un certain Proust a fait paraître des poésies. Je vais noter
ce nom. Je pourrais le glisser dans un prochain dîner. Je replie le
journal. Les 13 paquets d’une patience abandonnée ont glissé sur
le tapis. J’aperçois le nom de la dame de cœur « Judith ».
Curieuse référence à une personne qui a décapité, de sa main, un
général ennemi ! Le temps s’étire lentement. J’ouvre la
fenêtre pour voir le froid. Surprise ! Un joli soleil de
printemps joue à cache-cache entre les arbres de l’avenue. Vite,
moi aussi, je vais aller jouer avec le soleil !
Jeudi
15heures
Il
flotte un doux parfum de printemps. D’un pas léger je trotte, le
nez au vent. Des pétales de soleil éclaboussent d’or les
trottoirs. Je saute pour ne pas les déranger. Tiens, une fleur
tombée remonte à sa branche. Non, c’est un papillon marron bordé
d’une médiane blanche, un sylvain. Le boulevard des capucines
m’emmène tout droit vers l’opéra. C’est l’heure de la
sortie des petits « rats ». Des vieux messieurs
respectables s’attardent pour les regarder. Amusant leur petit
manège. Je me plante devant une vitrine. Elle me renvoie le reflet
d’un costume impeccable surmonté d’un visage barbu qui me
sourit. Je cambre le corsage, fait demi-tour et emprunte le boulevard
des Italiens. Je parie que mon reflet me suit. Pari gagné, il a
pris le même chemin. Le printemps me donne des ailes .Je bois
une gorgée d’air. A nous deux maintenant. Rue de Richelieu, rue du
4 Septembre, place de la Bourse qu’il doit bien connaître. Je me
retourne. Il est là sur le trottoir d’en face. Je m’engouffre
dans la cour de l’immeuble du numéro 8, non sans lui avoir tiré
la langue, et me retrouve rue Feydeau. Eh oui cher monsieur, les
petits rats tout comme les souris, peuvent disparaître par un trou.
Ravie de ce bon tour joué à un importun, je m’effondre dans le
fauteuil d’un salon de thé. Je me gave d’un gros baba au rhum
bien mérité.
Vendredi
17 heures
Patiner
est devenu un sport très à la mode. Avec quelques amies nous nous
retrouvons chaque vendredi au « Palais de glace » pour
siroter un grog tout en admirant les patineurs qui glissent sur la
piste, rayent la glace avec un bruit de diamant sur une vitre, se
balancent, courent vite, plus vite encore jusqu’à l’arrêt en
pirouette. Les mains s’agrippent aux mains. Les jupes s’élargissent
en corolles. Une folle envie de me sentir légère, entraînée par
mon élan, je me lance. J’avise le grand gaillard, joli garçon,
vêtu de drap vert collant qui dirige les débutants. Il me tend la
main pour mon premier cours.
Samedi
16 heures
Dernier
jour de la semaine, jour de visite chez ma tante, fortunée, vieille,
célibataire, sans enfants. Robe noire surmontée d’un col
« Claudine »blanc, cheveux gris tirés en un strict
chignon, Prudence m’attend. Contrairement à l’habitude, elle
n’est pas seule. A mon entrée un homme jeune, sanglé dans un
uniforme impeccable, le visage habillé d’une barbe rousse
moussante, les yeux verts parsemés de pépites d’or, s’incline
devant moi. Une délicieuse odeur mêlée de cuir et de tabac blond
me chatouille les narines. C’est Philippe-Jacques, un mien cousin
revenu récemment d’un voyage au long cours. La conversation
s’engage. Je surprends un discret sourire de mon voisin lorsque ma
tante décline l’offre de pralines que je lui tends. Son dentier
serait-il la raison de ce refus ? Nos regards se croisent. La
connivence s’est installée. Adieu héritage, bonjour cousin. Nous
dégringolons l’escalier, bras dessus, bras dessous.
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