mercredi 8 février 2012

Parfum d'automne- Yen Pham Lerin


Tout le pays s’apprêtait à fêter le Nouvel An du Chat, les pétards éclataient jusque sous les pieds des passants dans les rues brillamment éclairées, ponctuées ici et là de lanternes rouges et or. L’année du Chat est réputée apporter la paix mais, Cao Duc, (Haute Vertu…) un jeune homme d’une famille de notables, éprouva ce jour là un bouleversement proche du séisme lorsqu’il la vit, jeune fille au teint clair et aux yeux de jais, fine et élancée comme un prunus en fleurs. Le temps suspendit son cours : il sut que ce sera elle…et personne d’autre.

Pour la fête du TET, la famille Tran avait réuni toute la parentèle et les amis les plus proches. Les cadeaux et les vœux furent échangés, le repas traditionnel fut soigneusement composé autour des plats porte-bonheur –  cochon de lait croustillant, gâteaux de riz gluant, potages aux fruits de mer, friandises confites et bien d’autres délicatesses.  Le buffet devait être riche et varié, les convives souriants et vêtus d’habits neufs et colorés pour attirer chance et prospérité sur l’année nouvelle.

Elle se tenait debout près d’un des buffets et aidait les domestiques à servir les potages, souriant à tous, s’inclinant à l’aune du respect dû à chacun, présentant avec grâce les bols à deux mains. Elle s’appelait Thu Huong (Parfum d’Automne…), Duc  était ébloui et un seul mot lui vint à l’esprit pour s’y ancrer à jamais : « parfaite », elle  était «  parfaite ». Comme aimanté, il se retrouva face à la jeune fille en tunique de soie pêche. Ils échangèrent les salutations d’usage et Duc reçut de Huong un petit bol fumant. Parfaitement éduqués tous les deux, ils ne permirent pas à leurs doigts le moindre frôlement, mais le jeune homme appliqua très exactement ses doigts sur la porcelaine là où ceux de la perfection faite femme l’avait touchée. Un frémissement le saisit : Huong s’était emparée de lui tout entier, de son corps, comme de son âme.

S’engagea alors le cérémonial du prélude à la demande en mariage : une vieille tante faisant office de marieuse fit la première démarche auprès de la famille de Huong, sur l’air du : « Pensez vous qu’il serait éventuellement possible d’envisager le projet d’une union entre nos deux familles ? » Un ballet codifié se mit en place : sourires, deux pas en avant, un de côté, quelques courbettes les mains jointes, entrevues strictement réglées autour des mérites des jeunes gens et de ce qu’ils apporteront l’un à l’autre et ce dans tous les domaines.

Enfin, Duc reçut l’autorisation de faire sa cour à sa fiancée : s’ouvrit une période de rencontres où l’inattendu serait exclu , les frontières à ne pas franchir tacitement dressées, où se dévorer des yeux était à peine admis .Mais s’il  est vrai que l’amour se fortifie en se heurtant aux interdits, celui des fiancés eut donc tout le loisir de croître et embellir .Certains jours, ils eurent même l’occasion inespérée de profiter de la somnolence de leur chaperon pour lier leurs doigts et poser, pendant un instant et le cœur battant, une joue sur une épaule. Et comble de l’audace, minutes d’extase où ils furent au bord de l’évanouissement, ils allèrent jusqu’à respirer à en perdre le souffle l’odeur d’une chevelure délicatement parfumée, d’une peau soyeuse échappée d’un col austère ou de poignets étroitement boutonnés. Avec délectation et lenteur, les yeux fermés, tremblants d’être surpris, ils volaient quelques instants de volupté, le nez frôlant le visage tant aimé.  

Ce  baiser, car ce lent frôlement en était un, ne pouvait être ni violent ni même goulu, mais exprimait un raffinement absolu, où se déployait l’ivresse exquise de l’odorat.
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Un amour fort et harmonieux vit le jour, conforté par la découverte émerveillée que le bonheur dans le mariage serait peut être leur destin, rare anomalie au sein d’une société traditionnelle où l’individu n’a pas sa place et où tout doit se soumettre aux intérêts de la communauté     .
Les fiancés vivaient dans le monde qu’ils s’étaient crée, rivés tendrement l’un à l’autre, dans l’attente torturante du jour du mariage, qui arriva enfin, date choisie avec soin par un astrologue réputé.

Au pied de l’autel, Duc, vêtu de la tenue traditionnelle du marié, soie et brocart bleu chatoyant, attendait sa chère Huong, qui s’approcha à pas lents, fine silhouette voilée entourée des filles d’honneur. Face au jeune homme rayonnant, elle leva son voile, découvrant le visage revêche de Anh, la sœur aînée de Huong, une laissée pour compte du marché du mariage. Duc, pétrifié, le visage blême, ne prononça pas un seul mot,  en cet instant où explosait toute sa vie.
La cérémonie se déroula sans incidents parmi les débris de son rêve en miettes. Duc, dans un état second, répondait au prêtre comme un automate et murmura son accord d’une voix sans timbre mais distincte. Il fut conforme aux attentes impitoyables des familles présentes. Les parents échangèrent des regards lâchement soulagés : le piège s’était refermé sans bruit et sans scandale et surtout sans qu’aucune famille n’ait perdu la face, cruelle machine où les plus petits ressorts, les pignons et les roues dentées soigneusement huilés avaient parfaitement fonctionné broyant Huong et Duc, dommage insignifiant qui serait vite oublié par tous.

L’histoire ne dit rien, ni de Huong, absente le jour du mariage, tenue éloignée par sa famille, ni des raisons de la soumission de Duc. Un parfum d’automne est sans doute bien peu de chose confronté à une des vertus cardinales asiatiques : l’obéissance filiale. Tout ce que l’on sait c’est qu’après avoir vécu des années avec Anh, Duc s’écroula un jour où les prunus étaient en fleurs, victime d’un accident cardiaque mortel. Un esprit romanesque pourrait relier cet accident au choc qu’il subit un certain jour où, dans une église, une jeune femme le poignarda au cœur en levant son voile et en révélant son visage.

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