samedi 11 février 2012

L'itinéraire du Tendre- Monique Payen



Aujourd’hui, tout devrait changer.
Même décor, même mission mais nouveau collègue. Ma patience infinie et mon insistance sans bornes ont eu raison d’un insupportable collaborateur. Ouf, la place est libre ! Je ne m’attends pas à un miracle, tout au plus à un changement. Je suis seule dans la pièce, perdue dans ma perplexité. Il me semble que je trône dans l’Azur comme un sphinx incompris.
La table qui est débarrassée.
L’horloge qui égrène les minutes.
La porte qui s’ouvre sur un bonjour hésitant.
- Suis-je bien au service du « contentieux » ?
- Oui ! Vous désirez ?  je lui demande. Je joue les prolongations pour mieux l’observer .
- Je suis nouvellement affecté à ce service.
- Ah !vous étiez annoncé, je vous attendais.
Enhardi mon nouveau compagnon de travail referme la porte. Il s’avance.
D’un rapide coup d’œil, je le jauge : homme un peu trop jeune , un peu trop petit, quelconque dans sa mise, sans originalité apparente (laissons une place au doute) :yeux d’un bleu délavé, cheveux trop longs éparpillés sur un col de chemise trop ouverte dont l’échancrure n’arrive pas à maintenir les poils disgracieux, stature étroite, pull tricoté par maman, pantalon trop court (se sentirait-il menacé par un feu de plancher ?) bref, rien qui ne puisse accrocher le regard si ce n’est un….bouton juché là juste sur le nez (reste d’acné ?) Je n’éprouve ni mépris, ni dédain, plutôt du détachement voire de l’inappétence.
Je chemine en grande plaine d’indifférence.
Dur, dur, il va falloir cohabiter. Je n’ose y penser.
Demain sera un nouveau jour !


Le lendemain….C’est lui qui m’accueille (manière peut-être de s’imposer). Je trouve la démarche plutôt courageuse…et le sourire presque charmeur. Certes le bouton sur le nez est toujours présent (je dois faire un effort pour l’ignorer) mais sa chevelure a été disciplinée par de la laque. Il a délaissé le pull de maman et troqué sa chemise pour un polo bleu assorti à ses yeux. L’ensemble est plutôt réussi et je réponds à son sourire par un joyeux « bonjour ».
L’atmosphère est détendue. Nous reprenons nos dossiers à peine ouverts la veille (je dois avouer que je n’avais fait aucun effort pour l’initier au travail).
Oserai-je l’inviter à prendre un café ? Non. Je suis une femme, qui plus est, la plus ancienne. On verra demain. .
A-t-il deviné ma pensée ? Son regard semble pétiller en m’observant. Un vague sourire se dessine sur ses lèvres.
Il n’est pas si négligeable. Je ne suis pas si indifférente. Dont acte.
La semaine se poursuit. Nous nous penchons, en tout bien tout honneur, sur les dossiers en cours. Il est temps d’entrer dans le vif du sujet. Je lui expose la situation : défense de la société devant le tribunal suite aux plaintes des clients. Il faut avancer nos arguments. Nous ne devons pas perdre.
Il m’écoute attentif, m’observe, ne pose aucune question. Je m’inquiète. Comprend-il ce que je lui explique ? A-t-il conscience du sérieux de notre travail ?
De nouveau son regard semble pétiller. Il le plonge dans le mien, me scrute, m’interroge, me désarçonne. La situation m’échappe et ce n’est pas sans difficulté que je réussis à me reprendre pour la seconde fois .
Attention, danger !
Nous en sommes à la deuxième semaine de cohabitation. De confidences en confidences nous avons appris à mieux nous connaître. Que de points communs : la vocation d’un métier contrarié par un beau-père âpre au gain, le plaisir de la musique et, surtout, le besoin d’écriture. La mise en page des dossiers n’est, pour lui, qu’un délicieux passe-temps. Notre collaboration tourne vite au plaisir d’être ensemble, plaisir prolongé par la fréquentation quotidienne du bar voisin (fi de la cafétéria commune).
De notre bureau les rires fusent souvent. Je me soucie. Que vont penser les autres collègues !
Dissipé, mon nouvel ami mime une intervention dans la salle d’audience du tribunal à grands renforts d’effets de manche. Rattrapée par sa bonne humeur, mon inquiétude se dissipe. 
Dans un éclat de rire, se prenant pour Don Juan, il s’approche, me prend par la main puis par la taille en chantant « VIENI VIENI ». Je ne résiste pas et nous voilà embarqués dans une valse étourdissante. Je m’abandonne dans ses bras, offrant sans vergogne un coin de joue et d’oreille à un délicat baiser qu’il dépose en murmurant les vers de Verlaine  «  et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux  » Toutes sortes d’idées, que je voudrais coincer au passage, m’envahissent.

De cohabitation nous passâmes à convivialité puis à rapprochement. Je me sentais glisser lentement vers jouissance quand une proposition arriva sur son bureau. Une occasion se présentait. Il allait la saisir. Nous échappions à la satiété.
Il me reste l’image indélébile d’un homme trop jeune, trop petit, trop rieur mais d’une personnalité tellement exaltante.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire